Olivier Lazzarotti, "Habiter : Hortense fait tourner l'appareil.", EspacesTemps.net, Livres, 17.05.2016
Tout à fait là-bas, comme dans un ultime lointain, une colline. Entre elle et nous, des barbelés enroulés au sommet d’un mur ne ferment pas que l’horizon. Ils marquent sèchement les limites de la très controversée centrale électrique dont les fils, hirsutes de poteau en poteau, zèbrent le laiteux du ciel. Plus bas, un autre blanc. Cette fois, c’est le toit d’une camionnette. Il déborde des restes accumulés ici. Entre eux et nous, un autre mur, plus bas, et sa barrière, soigneusement peinte et fermée. Tout semblerait un peu figé si le linge, pendu au bout de sa corde, ne battait en plein vent. Même sans habitant-e-s visibles, la photographie ne trompe pas : toutes ces traces sont celles d’un lieu, d’un lieu habité. C’est ce que dévoilent, dans toutes leurs diversités mais chacune à sa manière, les presque 90 photographies réunies : deux lions qui ouvrent un seuil, un tigre qui rugit, des flamants un peu trop roses qui veillent patiemment, une cuisine bien ordonnée, une chambre bien coloriée, une pièce en fatras, des coussins avachis sur un lit, une table à la géométrie sans concession, une télévision en marche, etc. Est-ce donc que tout cela, la cité gitane de l’Espérance, à Berriac, près de Carcassonne, le long de l’Aude ?Oui et non, inspirent les photographies du livre d’Hortense Soichet, Esperem ! Images d’un monde en soi, que quelques textes de mise en perspective et de témoignages éclairent utilement. Car ce n’est pas tout. Il y a aussi tous ces visages, ceux des hommes et des femmes, jeunes et vieux, qui partagent l’endroit en habitant le lieu. Ils sont là, face à l’objectif. Même absents, ils sont le cœur de l’image. Là aussi, sur ce banc inoccupé mais dont la vérité ne vaut que parce que, même vide, il est habité. Ce que dévoilent ces photographies n’est pas des hommes et des femmes dans un lieu, mais des habitant-e-s qui font et qui sont le lieu. Elles et ils en sont les agenceurs, projetant ici leurs rêves de nature, là leurs envies de jeux aussi bien que, au-delà encore, leurs croyances en un dieu transcendant. C’est que ce lieu, chaque habitant-e le porte aussi en elle ou en lui. Au bord d’une table de cuisine, en mouvement le long d’une route, ou se touchant à peine au-devant d’un imposant mobilier, le temps des habitant-e-s semble ne pas avoir passé.
Et pourtant, là où tout paraît figé, a fortiori lorsque le mode de représentation l’est, vous y percevrez bien des mouvements. En montrant, sous autant de formes possibles, les habitant-e-s de la cité, les photographies figurent cette éphémère permanence de l’habiter humain. Toujours en construction, parce qu’en reconstruction, jamais achevé tant qu’il vit, l’« habiter » est processus. Il intègre des itinéraires : d’où vient-on ? Comment est-on arrivé là ? Pour aller où, ensuite ? Et comment ? Un processus, toujours, qui place les habitant-e-s au centre d’une dynamique interrompue. Elle est celle de leur dialogue personnel avec les lieux, comme cette façon toujours inédite, jamais reproductible, de faire lieu par inventions, par agencements, et de les interpréter (p. 120) : « On est bien ici, on a tous grandi ici, toutes nos familles sont là et on n’arrive pas à partir », dit Adèle. Surtout ne pas juger, encore moins hiérarchiser. Chacun-e y met ses goûts et ses couleurs, et c’est ainsi. Pour chacun-e, en effet, parler de son lieu, c’est se raconter soi-même et, pour toutes et tous, en raconter l’histoire. Une histoire.
Car habiter, c’est aussi cohabiter. Et les lieux, alors, sont autant de termes des échanges entre les un-e-s et les autres : un mode de reconnaissance de soi, des signes à partager et des traces, parfois seulement des souvenirs de traces, qui racontent les modalités et les termes, le cas échéant conflictuels, de ces partages ; une marque de différence avec les autres (p. 121) : « Pour nous, c’est normal d’habiter tous ensemble, j’ai laissé ouvert toute la journée, personne ne rentrera dans ma maison parce qu’ils savent que c’est moi qui habite là », déclare Muriel, née à Berriac.
Ni uniquement témoignages par les mots ni exclusivement présences par les images, l’ouvrage ne fait pas que donner à voir par des mots ce qu’il dit par les images. Fait de mots et d’images, il fait dialoguer les langages et rend ainsi possible, à la croisée des deux, l’exploration de leurs interstices : le non-dit du vu, le non-vu du dit. Dans leurs frictions, on approche alors de ce qu’« habiter » peut vouloir dire. La dynamique d’une expérience humaine singulière, silencieuse mais pas muette, l’expérience géographique du Monde (Lazzarotti 2015), un langage autonome, propre, et, en tant que tel, partiellement intraduisible en ce sens qu’aucun-e autre ne pourra, à lui ou à elle seul-e, ni contenir ni résumer, alors même que toutes et tous peuvent toutefois et à leurs manières témoigner. Cela dit, la force de cet essai n’est pas que là. Hortense Soichet est connue pour ses photographies d’intérieur. L’exposition « Espaces partagés », entre autres, en a rendu compte à la Cité de l’architecture fin 2014. Mais ici, en collaboration avec l’association d’éducation populaire GRAPh-CMI, le travail n’a pas été que de voir pour montrer. Dans un souci participatif, Esperem ! est le livre d’un travail partagé. Apprendre à une quinzaine de femmes du lieu à se servir d’un appareil photographique, c’est donner à toutes un moyen d’expression. Pour les lecteurs et lectrices émerge alors la possibilité d’accéder directement au regard de l’autre. Quittant son monopole du « voyant », la photographe engage alors un geste d’une étonnante mise en lumière : photographies de soi, en face à face dans le miroir, ou bien dans la crainte et la lumière, jouant à ne pas poser. Photographies des autres, des autres dans le lieu. Anonymes, les images du livre ne sont donc pas qu’un regard extérieur, mais le regard des habitantes se montrant elles-mêmes. C’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas tout.
Au cours de sa démarche, Frédéric Piantoni faisait de l’acte de photographie un terme d’échange, comme le moyen d’établir puis d’amplifier la communication avec le photographié (2011, p. 170) : « L’appareil photo arrive rarement à la première rencontre. Mais, une fois posé sur la table, il participe de l’échange ». En faisant tourner son appareil photographique, Hortense Soichet engage ces femmes à faire. La photographie devient alors une « pratique » qui, comme toute pratique, agit sur le lieu et ses habitant-e-s. L’intérêt du travail n’est donc pas de produire des discours sur l’« habiter », mais avec et par lui.
Tels sont les enjeux de cette « sociologie sociale » : une méthode où l’habitant-e regardé-e est aussi l’habitant-e regardant-e, mais pas toujours. Ainsi prise, la photographie est aussi une pratique habitante. Textes et images sont donc autant résultats que processus, et c’est en cela que l’ouvrage ne montre pas seulement l’habiter dans cette mesure où, pour sa part, il l’est aussi.