Ceux du Onzième Lieu. Une œuvre d’Hortense Soichet

Par Francesca Cozzolino

EnsadLab, Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs, EnsAD –PSL Research University

 
Des subjectivités à l’œuvre 


Ceux du Onzième lieu est le titre de l’œuvre d’Hortense Soichet issue d’une résidence de trois mois dans un espace de coworking situé dans le 11ème arrondissement de Paris.
Cette vidéo présente, sur dix minutes, une galerie de portraits sous forme de plans fixes mettant en exergue des visages, des mimiques, des gestes. Une femme écarte ses cheveux, une autre se mord les lèvres,  un homme se gratte la barbe, pensif. Nous suivons les mouvements de leurs yeux, la lecture d’un texte qu’on pourrait deviner en lisant sur leurs lèvres, ou encore la manière dont, en décentrant leur regard, ils passent d’un document à un autre. La caméra nous permet ainsi de les imaginer ouvrir des fichiers, les comparer, les archiver, autant de manipulations que nous ne pouvons pas voir mais qui sont habilement suggérées par la narration visuelle construite par l’artiste.
L’objectif scrute avec discrétion les « manières de faire » de personnes face à l’écran et dont les pratiques nous sont restituées par le choix d’un cadrage qui se focalise sur les visages puis sur les yeux. Nous voyons alors autant de subjectivités se succéder dans cette galerie de visages, qui restitue la manière singulière de chacun de se mettre au travail.

Alors que souvent les espaces de coworking, lorsqu’ils sont soumis à l’analyse, notamment économique ou sociologique[1], font l’objet soit de critiques de nouvelles formes d’entreprenariat hypermodernes[2], soit d’éloges d’organisation du travail pour coopérer et tisser des liens[3], l’enquête visuelle d’Hortense Soichet se singularise par une approche qui sort de cette dichotomie.
Son regard ne vise pas les interactions entre les usagers, ni la construction sociale de l’espace, ou encore la logique économique de ces espaces communément baptisés comme des « tiers lieux »[4], mais la singularité des individus qui les occupent. Les espaces de coworking seraient moins à voir comme des lieux régis par des logiques individualistes et plus comme des lieux où s’expriment des singularités. Ainsi, comme le dit le titre, ce qui est au centre de cette vidéo, ce n’est pas le lieu, mais celles et ceux qui le font, celles et ceux qui l’occupent, celles et ceux qui y laissent des traces de leurs pratiques de travail.
Habituée à ethnographier les manières d’habiter les espaces domestiques (des intérieurs des maisons aux espaces partagés dans des logements sociaux), l’artiste poursuit sa recherche visuelle sur les manières d’habiter un espace en se démarquant pourtant de ses travaux précédents.
Dans la série Intérieurs (2011) ou Ensemble (2014), ce sont les lieux vécus qui font l’objet de ses portraits, tout en n’y voyant, cependant, jamais les habitants. La figure humaine est toujours évoquée mais elle n’est jamais présente. Alors que dans cette œuvre, les sujets sont au centre de l’objectif de l’artiste. La vidéo est ainsi le résultat d’une enquête visuelle sur l’humain par ces détails de l’action qui, si d’un premier abord ils semblent être périphériques à l’activité humaine, permettent de décrire subtilement des modalités de présence singulières et une culture spécifique du travail. L’approche d’Hortense Soichet entre ainsi en résonance avec celle d’anthropologues qui, à partir des travaux d’Albert Piette[5], œuvrent à une restitution du réel par des « modes mineurs » de description. Oscillant entre le comportement significatif et le détail anecdotique, les découpages visuels proposés par l’artiste jouent comme des marques pertinentes qui viennent intensifier des situations ordinaires telles que des postures de travail dans un lieu situé.


Une ethnographie visuelle des postures de travail

« Tu vois, lui, c’est le troisième artiste du lieu, il ne vient pas souvent, c’est assez rare de discuter avec lui … alors qu’elle vient tous les jours, elle est très gentille mais elle est si timide que parfois, j’avais le sentiment de la gêner lorsque je la filmais ».

C’est ainsi qu’Hortense m’accueille le 12 juillet 2018, lorsque je me rends sur le lieu de sa résidence artistique. Ici, l’artiste se déplace dans les espaces avec une grande aisance. Sa présence, contrairement à la mienne, n’est pas du tout considérée comme extraordinaire. Le «Onzième Lieu », s’articule sur deux étages : au rez-de-chaussée, il y a un « café studieux », avec un coin bar et cuisine, un atelier d’artistes où travaillent 5-6 personnes et une petite salle de lecture, où se trouvent des revues en libre accès et qui sert pour des rendez-vous. D’ici, on accède par un escalier au premier étage où se trouvent les bureaux des « résidents » : une quarantaine d’espaces constitués d’une table, d’une chaise, d’une lampe, d’un meuble de rangement et parfois d’une étagère, occupent une surface d’environ cent mètres carrés, à laquelle s’ajoutent trois ateliers individuels pour des artistes et une spacieuse salle de réunion.

Installée dans un angle du premier étage, où se trouvent les bureaux de travail, je regarde la photographe qui filme le visage d’une femme en train de lire à l’écran. Hortense ne se déplace pas, elle a préparé son cadrage à l’avance pour tourner en fixe une séquence qui se focalise sur les mouvements des yeux de la femme. En observant la scène, je suis surprise de voir que la proximité de la caméra et sa présence insistante ne semble absolument pas gêner la femme, qui, concentrée sur son écran, ne prête pas attention à la photographe. Alors que lorsqu’elle se déplace dans les espaces, les personnes la saluent, échangent avec elle, lui demandent de se rapprocher pour lui montrer quelque chose. C’est une véritable relation de confiance qu’elle a installée avec les occupants du « Onzième Lieu » au cours de ces trois mois de résidence.
Elle connaît maintenant le fonctionnement de cet endroit, les habitudes des résidents, leurs rythmes de travail, leurs personnalités, leurs relations, leurs professions. Il s’agit, pour la plupart, de personnes qui habitent le quartier, et ont entre 25 et 40 ans, ils travaillent en tant qu’indépendants, gèrent parfois des petites start-up ou des associations. Leurs métiers sont différents : graphiste, développeur 3D, concepteur de sites web, ingénieur bateau, photographe, écrivain, etc. Leurs exigences sont différentes : des jeunes femmes cherchent un lieu où travailler sans être interrompues par les tâches domestiques, d’autres un endroit pour travailler tout en rencontrant des personnes, voire partager des compétences. Ils ont choisi de s’installer ici en tant que résidents, c’est-à-dire, d’occuper à l’année un bureau et s’associer ainsi à un réseau, celui du « Onzième Lieu », qui se rencontre ici dans ce lieu physique tout autant que dans des lieux numériques (intranet et Facebook).
Hortense Soichet les a rencontrés, a vécu des journées entières à les observer et à échanger avec eux, à partager les moments du repas ou de l’apéro. Sa méthode de travail implique en fait de se familiariser avec le lieu et les personnes qui l’occupent : « je voulais partir de ce que les gens disent, de comment eux-mêmes décrivent leurs pratiques, afin de m’immerger dans leur perception des lieux, dans leur manière de les habiter ».
Avant de commencer à photographier, elle réalise une quarantaine d’entretiens, avec les gérantes et les résidents du lieu. Ces entretiens sont des matériaux pour extraire des mots clés afin de décrire le lieu et également pour orienter les cadrages. Puis elle commence à documenter les usages des lieux en s’attachant à photographier les objets dont les résidents s’entourent dans leurs espaces de travail. Elle réalise alors des gros plans sur des objets, des matières, des surfaces ; ou encore des portraits des tables de travail avec une vue surplombante.
Cette première recherche photographique sur la culture matérielle du lieu l’amènera ensuite à s’intéresser aux gestes en train de se faire. Elle photographie alors des fragments des corps pour saisir les personnes en activité.
Lorsqu’elle a entrepris cette résidence, elle souhaitait travailler sur la question de la temporalité, interroger la modification du rapport au travail dans un lieu offrant une souplesse dans l’organisation du temps du travail. Puis après quelques jours d’observation - raconte la photographe – la question de la temporalité ne lui a plus semblé centrale. Confrontée à une pluralité de pratiques et de visions du travail, elle souhaitait relever la singularité de chaque résident et rendre compte par l’image de ces différentes subjectivités.
Ce qu’elle souhaitait faire allait à l’encontre des images qui représentent le plus souvent des espaces de coworking. Des rhétoriques visuelles lui semblaient dominer : l’une décrivant ces lieux comme des espaces fonctionnels et déshumanisés, l’autre faisant prétendument l’éloge d’un « faire ensemble » dans des espaces susceptibles de créer de nouvelles communautés.
C’est à ce moment-là qu’elle choisit de produire des vidéos sur les postures des « résidents » face à l’écran. Pour ne pas tomber dans le piège d’une photo illustrative, elle s’impose ainsi la contrainte de décadrer en alternant des gros plans sur les visages et puis des vues plus resserrées sur le regard. La vidéo qui en est issue présente le portrait d’une vingtaine de « résidents » pris dans des situations ordinaires : en documentant les pratiques des autres, la photographe nous amène à nous interroger sur nous-mêmes. Un hochement de la tête, le haussement des sourcils, la lecture en silence, le mordillement des lèvres, sont autant de postures face à l’écran qui nous parlent de nous et qui nous sont tout à fait familières.

Une étrange familiarité ou comment intensifier l’ordinaire
« Pour ressusciter notre perception de la vie, pour rendre les choses à nouveau sensibles, faire de la pierre une pierre, il existe ce que nous appelons de l’art. La fin de l’art est de nous procurer une sensation de la chose, mais une sensation qui soit une vision, et non pas seulement une reconnaissance. Pour parvenir à ce résultat, l’art utilise deux procédés : l’estrangement des choses et la complication des formes, par laquelle il cherche à rendre la perception plus ardue et à en prolonger la durée. En art, la perception est une fin en soi et doit être amplifiée.» Victor Chklovski, L’art comme procédé, 1926[6].
L’estrangement est expliqué par Victor Chklovski comme le procédé nous permettant de vivifier notre perception figée par l’habitude, de l’augmenter en nous dé-familiarisant de ce que nous avons l’habitude de percevoir. C’est ainsi que ce théoricien du « formalisme » russe définissait la création au début du siècle en défendant l’idée que l’art, au-delà de créer des symboles, soit avant tout l’embrayeur de perceptions inédites. La force de la création artistique résiderait alors dans la manière dont elle rend « étrange » ce qui nous est familier.
 L’effet d’estrangement[7] passe par l’identification et est inspiré par les choses elles-mêmes, telles que nous en faisons l’expérience, en tant qu’elles se caractérisent par leur étrangeté. En regardant la vidéo Ceux du Onzième Lieu, nous sommes face à quelque chose qui nous est familier, des postures dans lesquelles nous pouvons nous reconnaître, dans un environnement que nous pouvons imaginer, et qui nous renvoie à notre propre expérience, mais qui nous est en même temps étrange.
Il existe maintes manières de représenter par l’image l’activité humaine : des artistes se sont attachés à décrire la manière dont nous manipulons les nouvelles technologies (Julien Prévieux),  d’autres à faire des portraits des bureaux (c’est le cas de la série de Christian Milovanoff) ou encore à déformer les stéréotypes de représentation du monde du travail (Alain Bernardini).
Le choix esthétique d’Hortense Soichet, tout en faisant acte de témoignage, s’écarte de la seule documentation visuelle. Le parti pris radical de cette série de portraits est évidemment l’absence du contexte et des objets qui font l’environnement des résidents. Les sujets ainsi « neutralisés », construisent un sujet pluriel pris dans un ordinaire auquel tout spectateur pourrait s’identifier. La durée, l’absence de tout élément graphique pouvant ancrer l’image dans une narrativité contextualisée (des sous-titres, une date) vient ainsi intensifier un scénario tout à fait ordinaire de situations de travail singulières mais qui résonnent si communes dans notre perception.
L’artiste vient ainsi nous rappeler que derrière tout lieu, il y a des individus et que les espaces de travail sont avant tout à voir comme les lieux où des subjectivités sont à l’œuvre.


[1] Cf. Boutillier S. (2018), « Le coworking, l’empreinte territoriale. Essai d’analyse d’une agglomération industrielle en reconversion », Revue Interventions économiques [En ligne], 60 | 2018, mis en ligne le 16 novembre 2018, consulté le 25 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/4845 ; DOI : 10.4000/interventionseconomiques.4845
[2] De Gaulejac  V. et Hanique F. (2015), Le Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, Paris, Seuil ; Linhart D. (2015). La comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation, Paris, Seuil.
[3] Cf. Burret A. (2013), « Démocratiser les tiers-lieux », Multitudes, vol. 1, n° 52, pp. 89-97. URL : www.cairn.info/revue-multitudes-2013-1-page-89.htm; Levy-Waitz P. (2018), Mission coworking, territoires travail numérique, faire ensemble pour mieux vivre ensemble, Paris, Ministère de la cohésion des territoires, 264 pages.
[4] Cf. Fabbri J. (2017), « Les espaces de coworking : ni tiers-lieux, ni incubateurs, ni fab labs », Entreprendre & Innover, n° 31, pp. 8-16.
[5] Cf. Piette A. (1996),  Ethnographie de l’action. L’observation des détails, Paris, Métaillé ; Piette A. (2007), L’être humain : une question de détail, Charleroi, Socrate éd. Promarex ; Piette A. (2018) Anthropologie théorique ou comment regarder un être humain, Londres, ISTE éditions.
[6] Viktor Chklovski, « L’Art comme procédé », O teorii prozy, Moscou, 1929 (1ère édition, 1925), in Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, présentés et traduits par Tzvetan Todorov (préface de Roman Jakobson), Paris, Seuil, « Tel quel », 1965. 

[7] L’Estrangement, retour sur un thème de Carlo Ginzburg, éd. S. Landi, Essais, Revue interdisciplinaire d’Humanités, Hors-série 2013, Pessac, Ecole Doctorale Montaigne-Humanités, 2013.